Assurément, le passage des Canaries au Cap-Vert marque un tournant dans notre voyage. Nous quittons la vieille Europe pour pénétrer dans la sphère tropicale, en terre africaine, où la vie s’y coule de façon bien différente… Les escudos cap-verdiens remplacent les euros, les poissons les plus extravagants abondent les marchés, la gentillesse des cap-verdiens bien attachante, et la vie semble se dérouler sans stress, le temps ne semble pas compter ici, et « tranquilou » une philosophie, aussi durs que soient les travaux dans les champs, aussi durs que soient les travaux de constructions de routes en pavés pour rallier deux villages isolés, ou la pêche à toute heure, ici on prend le temps, de saluer le voisin, de parler à l’étranger, de regarder le soleil se coucher.

La traversée entre les deux archipels nous aura marquée elle aussi. Pour la première fois, nous avons beaucoup de vent (30, 35, 45, rafales à 50… relevées par un bateau copain parti un jour après nous et qui lui, dispose d’un anémomètre) et beaucoup de mer (3-4-5 m pour les plus grosses) et cela pendant presque toute la traversée, soit 6 jours. La grand-voile a fait son apparition pendant 24h, arisée au plus bas ris. Le reste du temps, nous n’avons conservé qu’une petite voile d’avant ou le génois fortement enroulé, qui nous faisait encore avancer à 6 noeuds.


Dès le départ, le ton est donné : nous savions que nous devions nous méfier des accélérations du vent entre les îles de Ténérife et Gran Canaria et nous n’avons pas été déçus ! Le vent est monté régulièrement et rapidement pour terminer avec des pointes à 45 noeuds dans le sud du passage. Regentag se lançait alors dans des surfs réguliers à plus de 10 noeuds (11,30 noeuds, record du voyage battu à plate couture) et après s’être brièvement laissés grisés, nous avons tout aussi régulièrement réduit la voilure : grand Génois et Yankee tangonnés au départ, puis Yankee seul, pour terminer avec foc de brise seul. Trempés et secoués comme passés à l’essoreuse, nous décidons de faire un arrêt technique au sud de Tenerife, dernière escale possible avant le Cap-Vert, pour faire un check du bateau, ferler (plier) et ranger les voiles d’avant utilisées, remettre de l’ordre à l’intérieur du bateau, lui aussi passé au shaker et surtout préparer un plan de bataille pour la journée du lendemain. Le vent fort qui souffle entre les deux îles (effet venturi) se prolongeant loin au sud de l’archipel, nous cherchons à l’éviter au maximum, et choisissons de faire un peu d’ouest pour bénéficier du dévent de l’île de Ténérife. Il s’agit également de ne pas tomber dans les molles en étant trop sous le vent de l’île (et de son volcan le Teide culminant à 3700m!); ce dévent s’étend tout aussi loin dans le sud-ouest (jusqu’à plus de 100 milles des côtes). Nous préparons donc notre route, grâce à un logiciel de routage, que nous avons programmé pour rester constamment dans un vent d’une vingtaine de noeuds maximum… qu’elle a dit, la météo (!)…. Sur le fil du rasoir donc, dans une étroite bande entre vent fort et calmes plats.


Nous partons donc le lendemain au levé du soleil. A peine nous éloignons-nous des côtes que déjà, la mer se forme, et le vent souffle fort. Après une brève accalmie, le vent revient plus fort et surtout la mer avec des creux de 3-4 m dans le même sens que nous, puis venants du travers pendant quelques jours, occasionnant une mer croisée du plus bel effet. L’ambiance est devenue soudain beaucoup plus humide à bord ! Des embruns, des queues de déferlantes qui s’invitent dans le cockpit et de bonnes douches qui vous trempent intégralement en une seconde.

Si l’équipage et le bateau ont bien réagit, ce n’était pas tout à fait le genre de traversée que nous avions eu jusqu’ici. Pas de pêche ni de lecture, nous étions tous trois concentrés à 100% sur la bonne marche du bateau: un à la barre, notre pilote à vent (ou régulateur d’allure ou « Philippe » pour les intimes) nous ayant lâché un peu plus tôt (un problème de rotule…), un à la table à carte pour la relecture des fichiers météos (vent et vagues) que nous avions téléchargés avant le départ, et un au lit, à coup de quarts de 2h.
Les deux dernières nuits furent les plus éprouvantes. La mer croisée qui nous arrivait l’une de derrière, l’autre de travers ne nous laissait pas de répit et nous obligeait à une veille constante pour prendre chaque vague le mieux possible, et éviter les déferlantes par le travers. Mais la lune ne se levant qu’à minuit, et il faut donc barrer 5h (de 19h à minuit) dans la nuit noire. Pendant 5h, nous sommes exceptionnellement tous en quart, un à la barre, un au projecteur pour éclairer les déferlantes, un au cap compas pour guider le barreur qui n’a pas le temps de regarder la boussole qui se trouve vers l’avant du bateau, trop occupé à regarder les vagues à l’arrière du bateau. Les surfs se succèdent, quelques vagues couchent le bateau, presque à l’horizontal, c’est impressionnant. Nous accueillons la lune avec soulagement, et l’un d’entre nous peut enfin aller se coucher au chaud à l’intérieur.
« sur le coup on se serre les coudes, et on est bien content quand vient notre tour de dormir 2h au chaud à l’intérieur, après 4h dehors. Une autre idée du luxe … »
La dernière journée fut plus reposante. Nous avons enfin pu délaisser la veste de quart et même remettre l’appât à l’eau. Bizarrerie de la brume, à 10 miles de l’arrivée, nous n’apercevions toujours pas les côtes. On a beau les voir sur la carte, vérifier la position GPS, tant qu’on ne les voit pas, l’erreur est toujours possible !

Nous finissons tout de même par apercevoir une forme fugace dans un voile blanc laiteux, les montagnes de Santo Antao. Mais quelques épreuves nous attendent encore, pas si vite l’arrivée ! Éole n’a pas fini de nous surprendre. Nous sommes accueillis par un nouvel effet venturi dans le chenal séparant l’île de Santo Antao et celle de Sao Vicente, où nous prévoyant d’atterrir. La nuit tombe, le vent monte, nous réduisons la voilure, on enroule le génois, on envoie le Yankee en prévision. Enfin la pointe signalant l’entrée dans la baie de Mindelo apparait, nous rangeons le Yankee qui devient trop grand pour le vent qui monte encore, et on s’apprête à envoyer le foc de brise. Une bonne claque fait giter le bateau qui est alors à sec de toile (sans ses voiles) tandis que nous dépassons la pointe. Nous avançons à 4,5 noeuds avec comme seule voile… la capote de roof ! Le vent souffle à plus de 40 noeuds dans la baie où nous mouillons enfin. Les bruits de la terre et des tam-tam nous parviennent : nous sommes bien au Cabo Verde oui !!!

